Les acteurs pastoraux réunis autour du thème de l’interculturalité
Ces 7 et 8 mars 2023, prêtres, diacres, animateurs.trices en pastorale ou membres laïcs d’une Équipe d’animation pastorale étaient invités à réfléchir ensemble à ce qu’est l’interculturalité. Démographe, anthropologue, professeur de théologie, exégète,…: plusieurs experts sont venus nourrir cette réflexion centrale.
Après plusieurs sessions bouleversées par le Covid et toutes ses contraintes sanitaires, la traditionnelle session de formation permanente organisée dans le diocèse de Tournai à l’intention des acteurs pastoraux a repris ses habitudes et a réinvesti la salle Calva de Ghlin. Un peu plus de 180 inscrits et une salle bien remplie témoignaient de leur intérêt pour le thème choisi pour 2023: «L’interculturalité dans la société et dans l’Église».
«Quand elles ont entendu le titre de la session, plusieurs personnes ont pensé que nous allions parler de l’islam et des relations islamo-chrétiennes. D’autres ont imaginé que nous allions aborder l’accueil (et le non-accueil) des migrants, et de la part que l’Église y prend. Il y a de cela mais ce ne sera pas le cœur de notre propos», a d’emblée précisé Stanislas Deprez, président du Service diocésain de la formation, organisateur de la session.
«Parce que ces deux perspectives posent la question en termes de ‘eux et nous’: nous qui sommes chez nous, et eux qui sont différents, nos hôtes (plus ou moins acceptés et/ou tolérés) dont on suppose qu’ils repartiront un jour ‘chez eux’. (…) Si on a comme cadre de référence l’opposition ‘nous/eux’, (…) on se pose la question de la multiculturalité, (…) la coexistence de plusieurs cultures au sein d’un même espace géographique. La question est alors de savoir comment organiser au mieux la coexistence afin d’assurer le vivre-ensemble. (…) Ces 7 et 8 mars, nous traiterons d’interculturalité, c’est-à-dire des rencontres entre cultures, des brassages, alliances, transformations, déplacements, métissages, recompositions, qui font que ‘eux’ sont une partie de ‘nous’ et ‘nous’ devenons ‘eux’ tout en restant ‘nous’.»
Un phénomène chiffré…
Pourquoi est-ce si difficile de mettre en œuvre des pratiques interculturelles? D’accueillir les autres? «D’une part parce que toute identité a besoin de stabilité, d’autre part parce qu’elle se constitue par ‘opposition’, et souvent opposition à ses voisins. L’identité est une question de ‘distinction’, et donc de hiérarchisation. (…) L’interculturalité est une tâche, nécessaire et toujours à recommencer, celle de ‘déhiérarchiser’ nos distinctions, pour qu’elles nous enrichissent au lieu de nous séparer», a encore précisé Stanislas Deprez, avant de céder la parole aux experts.
Bruno Schoumaker est notamment professeur de démographie à la Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication de l’UCLouvain. Spécialiste des migrations internationales, en particulier entre l’Afrique et l’Europe, il a voulu avec pédagogie expliquer, terminologie et chiffres à l’appui, ce que signifient les phénomènes migratoires, au-delà des idées reçues et souvent réductrices.
«Les migrants, dans la terminologie des démographes, sont des personnes nées dans un autre pays que celui dans lequel elles résident, quelle que soit leur nationalité. (…) Il existe aussi le concept d’étranger, qui n’est pas identique et correspond à la population de nationalité étrangère. En Belgique, il y a actuellement environ 2 millions de migrants (18% de la population) et 1,4 million d’étrangers (13%). (…) Il existe enfin des personnes d’origine étrangère, des personnes qui étaient ou dont un des deux parents était de nationalité étrangère à la naissance.»
… des nuances terminologiques…
La population croît par le biais du solde migratoire (la différence entre les entrées et sorties de migrants) et du solde naturel (la différence entre les naissances et les décès): «On est passé d’une croissance essentiellement liée au solde naturel à une croissance liée au solde migratoire. C’est une tendance de long terme, constatée dans tous les pays européens. En 30 ans, le ‘stock’ de migrants a doublé. Mais si on ramène cela à l’ensemble de la population en Belgique, cette augmentation reste modérée puisqu’on est passé de 9 à 18% entre 1992 et 2022).»
Pour Bruno Schoumaker, il est important de ne pas considérer que les chiffres mais de rester attentif aux inégalités persistantes et aux situations précaires de beaucoup de personnes migrantes, en particulier celles originaires du Sud: «L’accès à l’emploi est plus difficile pour les personnes d’origine étrangère, le taux de chômage est bien plus élevé que pour la population ‘belgo-belge’. Ce phénomène est mis en évidence depuis des décennies. Il est lié à des problèmes de qualification, de reconnaissance des diplômes, de discrimination, de connaissance de la langue,… La Belgique est un mauvais élève en la matière…»
Jacinthe Mazzocchetti, elle, est anthropologue, également professeure à l’UCLouvain. Chercheuse, elle étudie entre autres les politiques en matière d’asile, les imaginaires migratoires, les discriminations dont les migrants sont l’objet,… Elle s’est ainsi penchée pour les participants à cette session sur «L’interculturalité dans le vécu quotidien». En interrogeant d’abord la notion de culture, c’est-à-dire le bagage avec lequel on a été socialisé, avec lequel on a appris à décoder le monde. Un bagage qui n’est pas figé et qui peut évoluer au contact des autres cultures. Poussant la réflexion, Jacinthe Mazzocchetti a évoqué le «choc culturel», l’ethnocentrisme ou encore le relativisme culturel. Pour en venir à l’interculturalité: «L’interculturalité va plus loin que la pluriculturalité, dans laquelle on se reconnaît différent et on se respecte. L’interculturalité implique des mouvements entre individus, qui entrent véritablement en relation.»
…mais aussi du vécu
S’appuyant sur son expérience de terrain, l’anthropologue a permis à l’assemblée de dépasser la froideur des chiffres et du vocabulaire. Parce que les migrations, ce sont avant tout des parcours de vie, des espoirs et des souffrances, ce sont des visages, des familles, de multiples histoires.
«Au-delà des déplacements physiques, les migrations entraînent des tensions, des ajustements au sein des familles. La famille est au cœur des processus migratoires car ils sont rarement le fait d’individus isolés.» Des chocs culturels naissent ainsi au sein-même de la famille, avec par exemple des femmes amenées à jouer d’autres rôles que dans leur pays d’origine, qui parfois se retrouvent seules pour l’éducation des enfants; des hommes qui vivent une décélération de leur statut social; des enfants qui apprennent très vite la langue et les codes culturels, en venant alors à occuper une place particulière de traducteurs ou médiateurs dans les familles; des parents «abîmés» par des procédures longues et arbitraires.
Et il n’y a pas que les parents, qui peuvent sortir abîmés par ces vicissitudes: «La violence des procédures et des politiques de migration et d’asile, le temps d’incertitude, les manques dans l’accueil ont des répercussions à long terme sur les enfants, à la fois pour ceux qui restent et pour ceux qui, de gré ou de force, repartiront et vont transmettre ces vécus. Il existe ainsi le syndrome de résignation, qu’on constate chez de jeunes enfants qui se mettent littéralement en veille, deviennent apathiques.»
La pire perte, c’est celle de l’espoir, souvent infligée par le pays d’accueil. Elle a des répercussions sur plusieurs générations. La grande majorité des études convergent pour dire que les populations de primo-migrants souhaitent à tout prix s’intégrer, sont prêtes à faire des efforts en matière de langue, de formation, à se sacrifier pour leurs enfants. Mais bien souvent, elles ne sont pas mises en position de bénéficier de reconnaissance. L’interculturalité serait-elle une piste pour ne plus répéter les erreurs du passé?
Agnès MICHEL
Pour (re)voir les conférences du mardi 7 mars 2023:
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- Bruno Schoumaker: «La réalité des migrations en Belgique»
- Jacinthe Mazzocchetti: «L’interculturalité dans le vécu quotidien»
- Henri Derroitte: «L’interculturalité dans l’Église d’aujourd’hui et de demain»
(© conférences filmées et montées par Sonostradamus)
Et dans l’Église ?
Henri Derroitte, professeur de théologie pastorale à la Faculté de théologie et d’étude des religions de l’UCLouvain, est une référence incontournable en matière de catéchèse, de catéchuménat et d’enseignement de la religion. Il est très attentif à ce que l’Église puisse réellement s’adresser à la société d’aujourd’hui, raison pour laquelle les organisateurs de l’édition 2023 de la formation permanente l’ont sollicité afin d’aborder «L’interculturalité dans l’Église d’aujourd’hui et de demain».
Après quelques précisions d’ordre philosophique et théologique, le dernier conférencier de la journée s’est attaché à examiner de plus près comment, au fil du temps, la vision «culturelle» de l’Église a évolué. Autrefois, la mission de l’Église était indéniablement construite à partir d’une pensée dominante européenne : le modèle occidental semblait être le modèle évident à proposer au monde entier. Les missionnaires qui partaient en Afrique, par exemple, étaient influencés par une anthropologie centrée sur l’Europe, qui estimait que toute l’humanité devait passer par diverses étapes et que l’étape ultime était le modèle occidental.
Aujourd’hui, l’angle adopté est plutôt multi-culturel. Dans la société comme dans l’Église, il existe un important brassage culturel. Selon certaines projections, 80% des catholiques du monde entier ne seront pas Européens d’ici cinq ans. «Mais l’Église de Belgique a-t-elle repensé sa pastorale en fonction de cette multi-culturalité ? On reste surtout dans le domaine du constat, des bonnes pratiques, on se pose des questions, mais cela ne va pas forcément plus loin», estime Henri Deroitte.
Vers une Église interculturelle, métisse et universelle
Mais pour ce spécialiste de théologie pastorale, il faut aller plus loin, dès aujourd’hui et certainement demain. «L’Église pourrait-elle être un lieu prophétique de l’interculturalité?» Reprenant une exhortation des évêques de France, Henri Deroitte insiste: «Il est de la responsabilité de l’Église d’offrir les outils qui vont permettre aux jeunes de comprendre ces différentes cultures, pour passer du ‘vivre ensemble’ au ‘vivre en frères’.» Avec ce changement de perspective, la diversité n’est plus un problème à régler mais une richesse à accueillir.
Et c’est donc vers une Église interculturelle, métisse et universelle qu’il faut se diriger. Une Église interculturelle ne gommera pas les identités mais les approfondira pour les faire dialoguer. Une Église métisse ouvrira à la tolérance et à l’accueil, autour du socle commun de la foi, sans nivellement ni exclusion. Une Église vraiment universelle se construira ensemble, loin des extrémismes et des peurs qui séparent. «Que la prière et la liturgie s’enrichissent de la façon de prier et célébrer du monde. L’universel commence au plus près, ici et maintenant. Ce n’est pas parce qu’Église est moins nombreuse qu’elle doit perdre cette valeur d’universalité. Une Église universelle ne supporte pas le repli, tout l’intéresse…»
A.M.