Vêtement religieux
Texte de la conférence donnée à l’Organe d’Administration du CHWAPI (Tournai), le 17 novembre 2023
La question du vêtement religieux vient essentiellement du port du voile de la part de femmes musulmanes dans l’espace public, ou dans l’exercice d’une profession au service de personnes qui ne partagent pas de convictions religieuses, ou qui prônent la neutralité des personnes au service du public.
Historique depuis 1945, dans l’Eglise catholique
Cette question ne se posait pas dans la société belge ou française de l’après-guerre 39-45. Le vêtement religieux – la soutane ou l’habit religieux pour les hommes catholiques évêques, prêtres ou membres d’un institut de vie consacrée ; le voile et l’habit religieux pour les femmes membres d’un institut de vie consacrée – pouvait être porté en tout lieu public. L’abbé Pierre, membre de l’assemblée nationale à Paris, portait la soutane.
Du côté de l’Eglise catholique, le concile Vatican II (1962-1965) a suscité chez certains catholiques une révision de l’habit ecclésiastique. La soutane a disparu ; l’habit religieux a été simplifié ; le voile des religieuses n’est plus obligatoire.
Le surgissement de communautés religieuses nouvelles a remis l’habit spécifique en honneur de manière ostensible. Les groupes de catholiques intégristes ou traditionalistes maintiennent l’habit ecclésiastique ou religieux.
Les moines et moniales, représentants de la vie contemplative dans des monastères, ont un habit religieux pour la liturgie, mais pas pour le travail manuel.
Il en va de même pour les instituts de vie consacrée.
Pour les évêques et les prêtres, l’habit liturgique est de rigueur pour les célébrations liturgiques.
On constate que les évêques portent le col romain dans l’espace public. Des prêtres le portent aussi. Des moines et moniales ont un habit plus simple ou pas d’habit religieux du tout quand ils sont en dehors du monastère. Le minimum requis est de porter une petite croix sur le vêtement ou une croix pectorale.
Une première constatation : exiger la suppression de tout signe religieux ostentatoire dans l’espace public ou dans le service au public ne fait pas de difficulté chez les catholiques, sauf chez les intégristes et les traditionalistes. L’exception reconnue par tous est le lieu de la célébration : les ministres de la célébration ont un vêtement liturgique.
La difficulté vient du monde musulman, que nous connaissons très mal
En effet, ceux qui voyagent beaucoup dans les pays, où une grande partie de la population est musulmane, voient qu’il y a beaucoup de manières différentes de s’habiller tant de la part des chefs religieux que des responsables des Etats. Il y a de grandes différences entre l’Arabie saoudite et l’Egypte, la Turquie et l’Iran, l’Algérie et le Qatar.
Depuis 1900
Rien qu’en parcourant ces pays à partir de 1900, nous saisissons l’évolution rapide des coutumes. Dans l’empire ottoman, qui s’est écroulé à la fin de la guerre 14-18, les membres des différentes convictions religieuses, des ethnies et des ensembles linguistiques devaient respecter un code vestimentaire. Un musulman ne s’habillait pas comme un Arménien, un Grec ou un Kurde. L’instauration de l’Etat turc par Ataturk a aboli ce code vestimentaire et il a imposé un dress-code à l’occidentale. Ce qui signifie la fin du voile pour les femmes musulmanes et le vêtement laïc pour les responsables religieux, musulmans, chrétiens ou israélites, Juifs.
En Egypte, où j’ai résidé durant une année académique dans les années 1970, très peu de femmes portaient le voile.
Depuis les années 1990
Le grand changement est venu à partir des années 1990. En effet, beaucoup de groupes idéologiques ont commencé à imposer le voile aux femmes afin qu’elles manifestent publiquement qu’elles sont musulmanes. Dans certains groupes, les hommes ont eux aussi l’obligation de montrer qu’ils sont musulmans : la barbe, le vêtement long et la tête couverte comme à la mosquée le vendredi midi.
Pour une approche rapide des mouvements « islamistes », voir Gilles Kepel, Prophète en son pays, Paris, Editions de l’Observatoire, 2023, qui raconte comment il a, contrairement aux interprétations du Quai d’Orsay (Les affaires étrangères à Paris) et des instituts d’islamologie des universités françaises, suivi l’évolution des mouvements islamistes « opposés » aux traditions occidentales, et mis fin à la perception « positive » de l’occidentalisation du Moyen-Orient et du Maghreb, en vogue durant la présidence de Sadate en Egypte.
D’où la question de ceux qui ne sont pas musulmans : faut-il vraiment vivre avec des personnes, des groupes, qui montrent ostensiblement qu’ils sont de conviction musulmane. N’est-ce pas accepter que nous sommes d’accord avec les actes terroristes venant de musulmans ; accepter que nous sommes d’accord avec le système d’éducation des pères de famille qui imposent à leurs filles de se montrer musulmanes dès l’école primaire ; accepter qu’à la piscine ou dans d’autres lieux où nous mettons des vêtements plus légers, adaptés au sport qui est exercé, nous devons nager avec des personnes couvertes du cou jusqu’aux pieds ?
Une autre conception de la pudeur
Nous raisonnons de cette manière parce que nous sommes dans une ambiance culturelle qui accepte une autre conception de la pudeur.
Dans les années 1920, le pape Pie XI réagissait vivement contre les vêtements sportifs portés par des femmes. Un siècle plus tard, plus personne n’y prête attention.
Est-ce que d’ici quelques décennies le monde musulman ne fera pas le même pas, ne franchira pas une nouvelle étape dans le domaine du vêtement ? C’est possible.
Une approche académique de l’islam
J’en viens maintenant à une approche plus scientifique, plus académique. Je reprends une étude récente de Rémi Brague, Sur l’islam, Paris, Gallimard, 2023. Rémi Brague est Français, né à Paris en 1947. De formation philosophique, il a enseigné la philosophie de langue arabe à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) de 1990 à 2010 et la philosophie des religions européennes à l’université Ludwig-Maximilian à Munich de 2002 à 2012. Il est membre de l’Institut de France. Il a étudié et commenté les œuvres de grands auteurs musulmans, juifs et chrétiens qui rédigeaient leurs textes en arabe. Tout au long de son enseignement, Brague a voulu respecter la raison, le logos comme disent les Grecs, en distinguant autant que possible la raison de la religion, même si ce n’est pas toujours possible. C’est ainsi que Brague en est arrivé à distinguer entre la théorie islamique et la pratique islamique telle que l’histoire en témoigne. Son ouvrage de 2023 veut éclairer la pratique islamique telle que l’histoire la présente.
Quand on parle de l’islam, on a quatre significations.
1. Islam signifie d’abord un rapport au divin, une attitude d’abandon de soi à Dieu.
2. La deuxième signification de l’islam est la religion prêchée par Mahomet dans l’Arabie du VIIème siècle de notre ère. Les Occidentaux disent cela. En fait, pour les musulmans, l’islam est une religion bien plus ancienne que celle prêchée par Mahomet.
3. La troisième signification de l’islam est la civilisation comme un fait historique qui commence au VIIème siècle et va jusqu’à nos jours, dans un espace bien clair qui va de la Mauritanie à l’Indonésie. Les caractéristiques sont bien connues : le temps est réglé par un calendrier propre, qui commence en 622. Cette civilisation se comprend comme se distinguant de ce qui n’est pas elle : dans le temps, elle rompt avec l’époque qui la précède, le temps de l’ignorance ; au plan géographique, l’islam est un domaine pacifié qui s’oppose au domaine de la guerre, qui comporte tous les pays non encore conquis par les musulmans.
4. La quatrième signification de l’islam est l’ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion et qui ont hérité de la civilisation islamique. On parle de « réveil de l’islam », c’est-à-dire des luttes de libération contre les puissances européennes coloniales comme l’Angleterre en Egypte, la France au Maghreb, les Pays-Bas en Indonésie, la Russie en Asie centrale.
Ces quatre significations entraînent quatre malentendus
La première confusion mélange l’attitude générale de soumission à Dieu et la religion instituée. Cette confusion permet de dire qu’Abraham est le premier musulman, parce que soumis à Dieu. S’il en est ainsi, on pourrait dire que tous les croyants sont musulmans, parce qu’ils se disent soumis à Dieu. Goethe a pu dire que nous vivons tous dans l’islam.
La deuxième confusion mélange la religion avec la civilisation qu’elle a influencée et avec les peuples qui, vivant dans cette civilisation, ont été marqués par la religion. Grâce à cette confusion, on peut se demander qui peut parler au nom de l’islam. Normalement il faut un consensus unanime de la communauté, mais ce consensus n’est pas organisé. Certains parlent du « véritable » islam, quand on voit les actes terroristes. Le véritable islam n’est pas terroriste. Qui est habilité à dire cela ? Quand on voit les réactions de certains musulmans face aux attentats, face à l’Etat islamique, on ne peut que se poser la question : qui a autorité pour dire où est le véritable islam ?
Le troisième malentendu résulte de la confusion entre religion et civilisation, entre Islam et islam. Pour la dogmatique islamique, la religion ne coïncide pas avec la civilisation. Celle-ci est datée ; la religion est éternelle. La religion de l’islam était déjà celle d’Abraham. Les chrétiens parlent des religions d’Abraham. En fait, pour les musulmans, il n’y a qu’une seule religion d’Abraham, c’est l’Islam. Les non-musulmans parlent des traits de civilisation : les domaines des sciences, de l’art ou de la philosophie, comme étant positifs. Les mêmes non-musulmans parlent de la situation de la femme dans l’islam, de manière négative. Cela n’est pas de la religion, mais de la civilisation.
Le quatrième malentendu est l’illusion selon laquelle la religion serait un facteur dernier de la civilisation. La religion est un des facteurs, à côté des échanges économiques, de l’appareil de l’Etat, des coutumes sociales et traditionnelles. Les Européens « sécularisés » pensent-ils encore que la religion est le facteur dernier de la civilisation ?
Certains Européens s’imaginent que chez les peuples islamisés, la religion joue un rôle plus important qu’en Europe ! Ces Européens soulignent tellement dans l’islam l’aspect religieux qu’ils oublient les dimensions sociales, nationales ou autres. Ils font le jeu des « Frères musulmans » qui comptent sur les musulmans arrivés en Europe par immigration de travail, regroupement familial, etc. pour réislamiser des aires géographiques où les musulmans ont dilué leur religion sous diverses influences occidentales.
Ces Européens pensent que les problèmes que les musulmans doivent affronter sont de nature exclusivement religieuse. Pendant tout un temps, depuis Marx, les Occidentaux ont refusé de croire que la religion pouvait être autre chose qu’une superstructure camouflant des intérêts économiques ou sociaux. Aujourd’hui ils risquent d’expliquer les actions et les réactions des gens qui adhèrent à une religion sont mus par des motivations religieuses. Les mêmes jugements viennent des musulmans à propos de la chrétienté…
De quel islam le voile islamique est-il le signe ? Soumission à Dieu ? Signe de la Religion avant la prédication du prophète ? Signe de la civilisation qui va de la Mauritanie à l’Indonésie ? Signe de la lutte de libération contre les puissances coloniales occidentales ?
Que penser de la Sharia ?
Depuis les Grecs, la tradition philosophique distingue entre la loi naturelle et la loi positive. Il suffit de penser à tout ce qui est dit sur le fondement du droit dans une société. Dans la tradition européenne occidentale, la loi naturelle est réduite à la portion congrue ou bien éliminée. On le voit dans les débats sur le commencement de la vie humaine et sur la fin de la vie humaine dans la dignité. On le voit également dans la perception progressive de l’orientation sexuelle. Cette évolution est faite au profit du caractère positif des lois, soutenu par ce qu’on appelle le « positivisme juridique ».
Au Parlement, on dit régulièrement : la loi civile est supérieure à la loi religieuse.
Quand l’islam parle du fondement du droit, il se situe du côté du positivisme juridique d’une façon très originale. L’islam dit que ce que la Loi a de positif tient, non pas à ce qu’elle a été votée et promulguée par des instances humaines (parlement démocratiquement élu ou dictateur), mais bien par Dieu lui-même. On dit qu’il n’y a rien qui ressemble à la loi naturelle en islam. Les sommités qui ont étudié cette question arrivent à la même conclusion : il n’y a pas de loi naturelle en islam. Pourquoi ?
Quand on regarde l’expansion de l’islam à partir du VIIème siècle, on constate que des tribus arabes exercent le pouvoir de l’Etat dans des zones contrôlées autrefois par le pouvoir byzantin, selon le droit romain.
Les musulmans doivent, pour subsister comme groupe, avoir une justification de leurs comportements, différents de ceux des Byzantins, et des autres peuples : cette justification viendra de Dieu. Les règles de comportement doivent provenir de la plus haute source d’autorité, c’est-à-dire Dieu.
Une autre difficulté apparaît. Les hommes doivent laisser pousser la moustache et la barbe ; les femmes doivent couvrir leur tête et leur poitrine d’un voile. Devant ce genre de pratique, les Occidentaux adoptent souvent le point de vue du touriste qui regarde des habitudes pittoresques avec surprise et peut-être un soupçon de mépris. Ils pensent peut-être qu’on est en présence de choses bizarres. Eh oui ! En islam les femmes portent un foulard. On pense qu’il s’agit d’une sorte de folklore.
En fait, pour des musulmans, ce code vestimentaire trouve son origine dans la volonté de Dieu, explicitement formulée : les soins du système pileux des hommes dans une déclaration du Prophète ; la coiffure féminine dans deux versets du Coran (24,31 ; 33,59).
Certains Occidentaux pourraient accepter que Dieu puisse promulguer des prescriptions de nature morale, comme les Dix Commandements. Mais que Dieu s’intéresse au système pileux, cela est étrange. C’est pourquoi, le droit, qui est le cœur même de l’islam, doit être étudié.
Il y a bien des domaines à distinguer : entre ce qu’un musulman peut faire et ce qu’il doit faire ; entre ce qu’il fait effectivement et ce qu’il devrait faire ; entre l’obligatoire et le facultatif ; entre le devoir et le passe-temps. Exemples : le mysticisme et la philosophie sont, dans le meilleur des cas, permis ; l’obéissance à la loi divine est obligatoire et peut éventuellement être imposée.
On entre ainsi dans une difficulté majeure : il n’y a pas en islam de distinction entre le politique et le religieux, le temporel et le spirituel. Cette indistinction se retrouve chez les grands auteurs musulmans, à propos de concepts comme théocratie, inexistence de monde profane.
On peut continuer avec le concept de nature.
Si bien que, d’après le droit en islam, il n’y a pas de règles communes pour les musulmans et les non-musulmans. Il n’y a pas de loi naturelle « commune à tous les membres de l’humanité ».
Conséquences :
L’Occidental juge la moralité des actes à partir de principes moraux qu’il considère comme universels. Le droit musulman part du principe que le bien vient de Dieu. Si un non-musulman pose un acte bon, ce n’est pas parce qu’il a un principe moral bon, mais parce que c’est Dieu qui a dit où est le bien.
Les non-musulmans n’ont pas de droits.
L’islam est la seule religion vraie.
Puisque Dieu veut que les femmes doivent se couvrir la tête et la poitrine, il est impossible de ne pas le faire.
+ Guy Harpigny,
Evêque de Tournai